mercredi 29 février 2012

LE NATURALISME CONTEMPORAIN


     I - Représentations et connaissances



La vie mentale a longtemps divisé les savants en deux catégories opposées:scientifiques expérimentateurs et philosophes.Pour de nombreux philosophes nos processus mentaux sont essentiellement doués d'intentionnalité c'est à dire de cette caractéristique particulière des croyances,des désirs ou des espoirs d'être «à propos de quelque chose» contrairement aux objets naturels qui eux ne sont «à propos de rien d'autres que d'eux mêmes».
Cependant,les progrès des neurosciences cognitives aidant et l'esprit de tolérance entourant ces sujets,il convient de noter que les fossés se sont comblés et que des ponts entre personnalités étudiant ces questions se sont créés.Ainsi les scientifiques admettent que l'introspection soit un point de passage obligatoire pour une voie de connaissance de soi,l'expérimentateur ayant la capacité de corriger les inévitable erreurs:
La première étape, cruciale, consiste à prendre au sérieux ce que les sujets rapportent de
leur introspection et de leur phénoménologie. Ces rapports subjectifs sont les
phénomènes clés qu’une neuroscience cognitive de la conscience vise à étudier. En tant
que tels, ils constituent les données primaires que l’on doit mesurer et enregistrer en
parallèle avec toutes les autres données physiologiques.” (Dehaene & Naccache, 2001)


L'impact de la théorie de l'évolution sur la philosophie naturaliste
Le naturalisme a connu dans l'histoire des idées des fortunes diverses mais au cours des 50 dernières années certains penseurs ont remis l'ouvrage en chantier.Nous en présentons un bref panorama dans le tableau 1.
Naturalisme
«c'est au sein même de la science,et non dans une quelconque philosophie première,que la réalité doit être identifiée et décrite» Quine (1981)
Ce qui l'autorise à déduire que: 1) le monde naturel est tout ce qui est; 2)nous ne possédons aucune source non naturelle de connaissance.
Nous comprenons que c'est une connaissance de la phase objective de notre conscience à laquelle nous sommes conviés par Quine.Le naturalisme de Quine est réputé faillibiliste,antitranscendantale et holistique pour ce qui est des théories et gradualiste au regard de la connaissance ou de certaines notions comme la vérité.Le chercheur naturaliste étant faillible,les sciences naturelles sont toujours sujette à des révisions et ne peuvent en aucun cas être 'l'arbitre final en toute chose'.




La conscience
En l'état actuel des travaux,la conscience n'admet pas de définition unique et simple;le tableau ci-dessus explicite des approches et des méthodologies différentes mais elles s'éclairent mutuellement: tous les auteurs cités ne s'interessent pas aux mêmes fonctions bien que leurs études cherchent à mieux connaitre la conscience.A la fin du XIX ème siécle le naturaliste R.Steiner pouvait écrire:
La conscience sert de lieu de rencontre où concept et observation sont associés l'un à l'autre”
Un peu plus d'un siècle plus tard le Pr Michel Imbert distingue 3 niveaux dans l'étude de la conscience:


  • niveau 1:la "conscience" de la créature ce que d'autres scientifiques nomment "niveau de vigilence".
  • Niveau 2:la conscience d'état mental,divisée elle-même en deux catégories
    • 1- la conscience phénoménale (privée:expérience subjective) que l'on ne sait pas modéliser:"hard problem" de D.Chalmer.
    • 2- la conscience d'accès (description des comportements)qui fait l'objet de très nombreux travaux en neuro sciences cognitives:"easy problem" de D.Chalmer.
  • Niveau 3:la soi-conscience qui se caractérise par le langage,par la méta-cognition et par l'action volontaire.


Selon ce schémas la conscience d'accès fait figure de niveau intermédiaire qui se caractérise par une stabilité du traitement de l'information renvoyant à une valeur biologique de survie qui est "l'invariance perceptive".Dehaene estime que le problème difficile est celui qui se pose aux neurocogniticiens et qu'une fois ces difficultés relatives à la conscience d'accès élucidées,la conscience phénoménale sera expliquée.Pour présenter ces recherches nous admettrons un isomorphisme entre les états mentaux et les états cérébraux.C'est la théorie de l'identité que les scientifiques nuancent et enrichissent depuis les années 1970.Le Pr.Dehaene et Col ont élaboré un modèle sophistiqué :"l'espace de travail neural global " (Global neural workspace – GNW) qui fait déjà l'objet de nombreuses confirmations expérimentales.Selon ce modèle les informations en provenance du monde sont traitées de façon objective par les zones cérébrales spécialisées,puis se propagent sous la condition que le temps d'exposition du stimulus soit suffisamment long,sont réverbérées selon un phénomène de feed-back et envahissent tout le cerveau.C'est seulement à ce moment que ce stimulus pourra être rapporté verbalement (dans le cas de sujet humain) attestant de l'accès à la conscience. Etre conscient,en somme,c'est disposer de l'information disponible.
Cependant le philosophe n'a toujours pas la réponse à son interrogation:pourquoi des concentrations ioniques,des influx parcourant les neuro processeurs induisent-ils précisement ces états mentaux tels que nous nous les expliquons avec nos catégories intentionnelles?
D.Dennett s'interroge quant à lui au comment de certains phénomènes qui jusqu'ici ont été négligé:les animaux,totalement ignorant des mécanismes biologiques sous-tendant les comportement,ont cependant des capacités à anticiper les réactions d'autrui.Et nous aussi,nous sommes capables de prévoir avec de bonnes approximations le comportement de nos semblables.Comment cela se peut-il?
La clé se trouve,selon D.Dennett,dans la théorie darwinienne de l'évolution:nos interprétations sont le produit d'une aptitude qui a été lentement fabriquée par la selection naturelle et que nous avons hérité de nos lointains ancêtres parce qu'elle a amélioré leur survie.Notre langage nous permet d'exprimer et de partager nos prédictions et nous sommes en mesure de concevoir une "théorie de l'esprit" des personnes qui nous entourent.Dennett qualifie de "posture intentionnelle" cette aptitude qui nous permet d'attribuer des croyances ou des désirs à ce qui nous entoure.Et cette posture caractéristique de la psychologie populaire est à distinguer de la posture des physiciens qui cherchent à expliquer les phénomènes.Selon Dennett les croyances et les désirs n'existent réellement que dans les calculs du psychologue populaire tout comme le centre de gravité n'existe que chez les physiciens qui modélisent (en mécanique classique ou en cinématique par exemple).
Chez la pluspart des des philosophes de l'esprit une définition de la réalité est également un préalable indispensable à leur conception.
Dans sa philosophie spiritualiste,R.Steiner systématisait l'introspection en en faisant un acte de méditation:"la pensée est un objet d'observation qui se distingue essentiellement de tous les autres; observer la pensée exige un état d'exception [....] l'être pensant oublie la pensée pendant qu'il l'excerce;la pensée est l'élèment inobservé de notre activité spirituelle courante".
Cette philosophie de l'esprit considèrait que la conscience humaine est une sorte de théatre permettant à l'acteur principal qu'est la pensée de jouer son rôle:achever l'univers en lui adjoignant des représentations élaborées.
"Tant que nous restons dans le domaine des sensations,des sentiments (et de l'acte de perception),nous sommes des êtres isolés;mais lorsque nous pensons nous sommes l'être unique et indivisible qui pénètre toutes choses.La perception n'est pas une chose achevée,définitive;elle ne représente qu'une seule face de la réalité totale.L'autre face c'est le concept.
L'homme est co-créateur de l'univers et notre besoin de connaissance nait en nous du fait que la pensée dépasse notre existence particulière pour se rattacher à la vie universelle du cosmos." (R.Steiner in "Philosophie de la liberté")


Cette formulation qui date de la fin du XIXème siècle peut surprendre de nos jours;elle n'entrainera aucune confusion si l'on envisage que l'auteur de ces lignes évoquait un acte volontaire et il me parait important de suivre le raisonnement de R.Steiner dans le prolongement des études scientifiques pour comprendre comment la conscience de soi peut,suite à une décision volontaire,venir compléter la phase objective du traitement de l'information.


«J'agis donc je suis»
C'est par cette formule que Marc Jeannerod présente son étude sur le cerveau volontaire.Sa conclusion est que vouloir et faire sont deux choses indépendantes qui mettent à contribution plusieurs sous-systèmes de traitement:
  • un premier type de réseau où se traite la formation de la représentation motrice,puis la préparation et la simulation.Ce sous-système est impliqué dans un contrôle de la dynamique spatio-temporelle de l'action;il est automatique et inconscient.
  • Un second type qui contrôle la partie conceptuelle de la représentation et franchit la conscience d'accès car l'expérience devient consciente:elle est rapportable et verbalisable.
Marc Jeannerod insiste sur le fait que ces deux niveaux de traitement n'entretiennent pas de relations de subordination:l'activité du niveau automatique ne détermine pas l'activité du niveau conscient et inversement.C'est l'action elle-même qui est le point de convergence des deux sous-système: «le passage à l'acte rend visible le contenu de la représentation,l'auteur prend connaissance de ce qu'est devenue son intention» [Marc Jeannerod 2009]


L'introduction d'une distinction entre une réalité en évolution et une réalité parfaite peut choquer ceux qui adoptent un point de vue exclusif différent tel que l'idéalisme ou le matérialisme.Mais pour un gradualiste la césure entre un monde de phénomènes et un monde de noumènes semble tout aussi arbitraire.La distinction proposée,à titre d'hypothèse de travail, est validée par de nombreuses observations:
  • il n'y aucune coupure nette entre les différents rêgnes de la nature
  • nombres de processus inconscients du cerveau des primates et ceux d'homo sapiens sapiens sont les mêmes
  • l'espace de travail neural global et la conscience de l'action chez l'homme sont l'indice d'un changement progressif de rêgne.


Le problème actuel est plutôt de situer la cloture de la Nature.Le mathématisme et le spiritualisme semblent tous deux nous en indiquer une.La vie nait (sans doute aussi sur d'autres mondes) et explose en une infinie variété d'espèces jusqu'à la notre qui va tenter de s'autonomiser de la nature pour envahir la niche culturelle nous permettant d'étudier le phénomène de la conscience de soi,de l'intelligence collective et des manifestations étourdissantes de la personnalité.Notre civilisation fort riche nous autorise à vivre dans un monde où les artistes,en nous montrant d'autres limites au naturalisme,sont les maitres d’œuvre de l'illusion et du loisir.En empruntant aux techniques numériques,l'art nous entraine aujourd'hui dans une «réalité» virtuelle qui ne cesse de croitre et de nous étonner.

Pour compléter:
Publications scientifiques : PLoS
J.F Dortier: histoiredes sciences cognitives
Pr Imbert : vidéo



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